"Parler et vivre"

"Le silence c’est la mort
Et toi, si tu parles, tu meurs
Si tu te tais, tu meurs
Alors, parle et meurs."

Tahar Djaout (poète assassiné)

"Moi je préfère parler et vivre"

Matoub Lounès (poète assassiné)


Jusqu'à ce mercredi 7 janvier 2015, quand on évoquait Cabu, je voyais ce chevelu à lunettes, tout mou timide planqué derrière un sourire et un bureau, le mec sympa de l'émission Récré A2, soirs d'enfance après l'étude. Jusqu'à ce mercredi 7 janvier 2015, quand on évoquait Kalachnikov, je voyais Rambo, ou je ne sais quel homme de guerre, muscles et sueurs comme seule et piètre élégance. Jusqu'à ce mercredi d'horreur, je ne pouvais pas certainement pas imaginer que Cabu, dessinateur, et Kalachnikov, arme de guerre, seraient dorénavant associés dans mon esprit. Cabu abattu à la Kalachnikov... Cela ne devrait relever que de l'absurde.

L'absurde ? Tiens, je cite :
"25 Vers la fin de la nuit, Jésus se dirigea vers ses disciples en marchant sur les eaux du lac
26 Quand ils le virent marcher sur l'eau, ils furent pris de panique:
---C'est un fantôme, dirent-ils.
Et ils se mirent à pousser des cris de frayeur.
27 Mais Jésus leur parla aussitôt:
---Rassurez-vous, leur dit-il, c'est moi, n'ayez pas peur. 
 28 Alors Pierre lui dit:

---Si c'est bien toi, Seigneur, ordonne-moi de venir te rejoindre sur l'eau.  
 29 ---Viens, lui dit Jésus.

Aussitôt, Pierre descendit de la barque et se mit à marcher sur l'eau, en direction de Jésus."
(Je me permets d'omettre à dessein les références bibliographiques. Cette obsession à chiffrer la parole peut néanmoins vous laisser supposer qu'il ne s'agit pas là de la prose d'une œuvre à but non-lucratif...)

Avant de poursuivre, je veux préciser une chose. S'il est va être ici question de religion, je n'emploierai aucun vocable lié à la religion catholique, à la religion musulmane, à la religion juive, à la religion bouddhique, à la religion shinto, ni de quelque autre secte que ce soit, car mon propos n'est pas là. Je tiens en tout point à ce que ces distinguos ne me concernent pas.  

Effroyable sur le fond comme sur la forme, le crime perpétré contre le journal Charlie Hebdo me bouscule. Il y a la tristesse à l'énumération des noms (j'ai une pensée particulière pour Chloé), l'incompréhension à l'exposé des faits, de la stupeur jusqu'au plus profond de mes convictions. Celles de l'individu anarchiste que je suis.

Attaché à la liberté, à l'émancipation individuelle des consciences, et donc à ce que le combat contre la religion - le fait religieux si l'on préfère - soit aussi vigoureux qu'il me semble nécessaire, c'est aussi en tant qu'animateur d'un média libertaire que je suis affecté, que je me sens en solidarité avec ceux et celles qui sont en colère. Je partage certains élans de cette colère. Et qu'il me soit permis de mettre de côté à cette heure ce qui, en tant que militant cannabique, par exemple, m'a parfois dérangé, certaines idées induites ou exprimées dans les dessins et propos de cette parution. Si hier mérite son lot de critiques, ce qu'il y a de terrifiant aujourd'hui m'oblige à penser à demain, et c'est dans l'alarme que je le fais.

Que notre conviction soit la laïcité, l'athéisme, qu'elle pousse la précision jusqu'à anticléricalisme ; que nous soyons attachés à ce que la liberté ne soit aucunement conditionnée ; que la violence ne soit qu'une inclinaison de l'envie ; que nous tenions l'égalité comme principe élémentaire, l'antiracisme comme élément intangible, l'universalité comme objectif ; que nous travaillions à ce que échanges et réflexions ne soient pas troublés par davantage de confusion ; que nous rejetions tous les obscurantismes ; que nous ayons à cœur et à raison la pratique libertaire... Ne sentez-vous pas comme nos combats, de notre vivant, n'ont jamais eu autant besoin de monde, autant besoin de nous ?

D'abord parce que l'on vient une nouvelle fois de tuer des gens à cause de leur athéisme - entendons-nous bien, il y a des pays où la peine de mort attend celui ou celle qui affirmera ses convictions athées, ce n'est pas le cas en France. Parce que, si ses cadavres encombrent déjà les couloirs de l'Histoire, on continue de tuer chaque jour, dans de nombreux endroits du Monde, au nom de la religion (principalement des trois monothéismes). Parce que sans aller jusqu'à tuer, c'est dans un carcan - qu'il soit moral, psychique, intellectuel - l'amputant d'une partie de son libre-arbitre qu'elle maintient l'individu. Et que de la même manière qu'il me semble important que chacun et chacune façonne sa conscience comme il l'entend, y compris en croyant en dieu, qu'il me soit permis à moi de dire ce que je pense, pour aujourd'hui et demain.

Non, je ne crois pas en dieu. Oui, je crois que les carcans idéologiques sont à abattre, et la religion en est un. Oui, les préceptes moraux contenus dans le message religieux ne peuvent tenir de la seule vie privée, et que de ce fait, ils s'opposeront à un moment ou à un autre à l'idée que je me fais de la liberté dans les rapports humains. Oui, je m'attèlerai toujours à convaincre celui ou celle qui croit en dieu qu'il trouvera dans l'imaginaire de quoi se débarrasser du mystique. Oui, je crois que le mystique nuit à l'imaginaire. Et j'en tiens pour preuve cet euphémisme : on tue bien moins au nom de l'athéisme qu'au nom de dieu... Nom de dieu ! Oui, je suis anticlérical, attaché à ma liberté, autant qu'à celle de celui qui veut prier.

Et puis dieu, c'est une chose, mais après "le commanditaire" (sic), il y a les bénéficiaires. Cet acte inspiré par une idéologie en sert bien d'autres. L'idéologie sécuritaire évidemment. Puisqu'il en a toujours été ainsi, il est probable que soit adopté d'ici quelques mois un énième arsenal légal dont le but annoncé sera de contenir la menace terroriste, mais dont les conséquences seront immanquablement de restreindre les libertés individuelles. Les effectifs policiers et différents dispositifs mis en place pour lutter contre le terrorisme ne se contenteront naturellement pas de cette seule tâche. Et ce sont ces fragiles rendus délinquants par d'iniques dispositions légales (je pense notamment aux petits toxicos, aux sans-papiers, aux Roms) qui subiront en premier lieu la répression. Oui, cet attentat va renforcer l’État, et son emprise sur nos vies.

Et ces voix, depuis la plus teigneuse des têtes de pont médiatiques jusqu'au premier des derniers piliers de comptoir 2.0, qui depuis plusieurs mois ou années ne s'embarrassaient plus pour dire cette haine raciste qui les habite... Ils s'en donnent déjà à cœur joie ! Ceux et celles qui ne cherchent que le clivage trouvent dans les événements de ces trois derniers jours un point d'appui inespéré. De la même manière que ces autres qui, à la moindre distorsion de l'image, crient "complot !", ou qui encore jouent de la confusion et des nuances pour profiter d'une perméabilité des consciences - lamentable épiscopat français qui fait sonner le glas en hommage à des anticléricaux ! Sans aller jusqu'à parler de renversement spectaculaire, cette récupération est pour le moins sordide.

Et que dire de cette union nationale qui nous demanderait soudain de ne plus considérer que l'émotion - non, cet acte me révolte bien plus qu'il m'attriste ! De mettre de côté et en son nom nos différences - y compris celles qui ont conduit à la mort de l'équipe de Charlie Hebdo, condamnés à mourir au nom de l'obscurantisme ? Pour, au final, marcher en compagnie de ces tenants du pouvoir qui n'ont eu de cesse de remettre en cause la laïcité, de susciter les crispations, d'encourager le communautarisme, de cliver, d'ostraciser ? La seule union qui vaille doit être internationaliste. Allez donc dire aux faiseurs de guerre que ce jour, je reste chez moi.

Arbitraire, police, répression, démagogie, amalgames... Les semaines qui viennent n'en demandaient pas tant. Repères bousculés, confusion, les rencontres que je fais ces jours-ci me laissent croire que beaucoup tentent de comprendre, ont besoin de parler, d'échanger, mots et regard, ce que l'on peut de fraternité. Dans les échanges à venir, ceux et celles qui refusent les autorités, qui dénoncent les obscurantismes, qui appellent au libre-arbitre, à l'esprit critique, à la liberté, que leur inspiration soit laïque, athée, anticléricale, ont nécessairement toute leur place. Au contraire de ce que nous combattons, nous savons que le principe de vérité est en contradiction avec la diversité de quelque groupe humain que ce soit. Mais cette diversité doit être alimentée. Notre point de vue doit s'exprimer.

Je suis Davou. Je pense aux gars de Charlie. Je pense à Tahar Djaout, à Matoub Lounès, à Saïd Mekbel. 

"Parler et vivre".

Ni dieu ni maitre !

A lundi.