Pour Léo

Qu'est-ce que tu fous là, Léo ? A trainer tes jactances endiablées au coeur d'une nuit comme tant d'autres... Qu'est ce que tu fous là, dis... dans ma vie, trente berges dans les flancs plus tard ? Hein ? Tu devrais être rangé dans le tiroir à souvenirs, à la rubrique ringard, là où la modernité voudrait ranger nos formules d'anar, à la rubrique oubli... Léo !

"Rappelle-toi, rappelle-toi..."

C'était une époque chancelante, où les murs allaient tomber les uns après les autres. Un soir, je croise mon père qui rentre avant de repartir. Il sort de son sac un double album CD, ce nouveau support qui fait fureur, un coffret épais, noir et bleu, qu'il me tend. "Tiens, j'ai acheté ce disque, mais je l'ai écouté, ça ne m'intéresse pas, ce n'est pas ce que je cherchais". Je le prends. Je regarde de quoi il s'agit. Ah ? Léo Ferré ? Très bien... De nom évidemment... J'en lis les titres... Alléchant ! "Tu es sûr, papa, tu es sûr que... "Oui, je voulais écouter ses vieilles chansons, mais tout ça là... Si ça peut te plaire..." Et voilà comment un père, un fan de Ferrat, un militant communiste, tend le bâton pour se faire battre.

J'écoute donc ce Léo Ferré... Je ne l'écoute pas... Je plonge dedans, et n'en ressortirai plus. Mémoires d'un amour, cris de paix d'une guerre sans fin, caresses sur le pavé, coïts testamentaires, chevauchées déroutantes, l'informulé mis en musique... D'une chanson à l'autre, il trouve les mots pour régler des comptes que je n'ose encore tenir. Ils ont votés... Bien cons ! La vie moderne... Tu parles ! Y en a marre... Je veux ! Les anarchistes... Qui ça ?

C'est la plus belle rencontre que je vais faire grâce à Léo, l'anarchie. Pour tout dire, il y a un moment que cette idée me titille, qu'elle s'immisce, encore diffuse, comme une réponse à toutes mes maladies infantiles. Je ne sais trop la dire. Mais, en "me" parlant d'insoumission, de refus, de poing levé, d'amour bien sûr, d'irrévérence, de solitude, de la misère aussi, en y mêlant les poètes, et Ludwig, Léo Ferré va mettre des mots sur ce qui gronde en moi. Et pour chacun de ces moments qui nous extirpent de l'innocente insouciance, dans tout ce qu'il y a de beau et de terrible à cela... L'amour et ses fièvres... Les idées et leur contraire... La société et ses monnaies... Puisqu'en tout chose, la frontière entre espoir et désespoir est infime... Pour rendre cela supportable, Ferré va "me" proposer l'anarchie.

Et les anarchistes... Lorsque je fais écouter celui dont je partage la lucidité à ma société bidon à moi, elle se marre, ma société bidon à moi. Normal. Déjà, elle est la société. Bidon. Ensuite, il faut dire qu'elle a quinze ans, seize ans à peine, et qu'elle veut du Cure, du Madonna, du breakbeat. Pas de ce Don Quichotte au drapeau noir que l'on croirait debout sur la dernière barricade de 68 ! Ah... Il y en a pourtant un qui a reconnu cette voix, et qui me rejoint - ou l'inverse. Et nous l'écoutons. Et comme nous ne serons pas trop de deux pour tout comprendre, nous l'écouterons encore, longtemps. Nous irons même jusqu'à aller l'écouter pour de bon, à ses concerts (à cinq reprises tout de même, malgré nos ages... ou le sien). Voilà une autre belle rencontre par l'intermédiaire de Léo, cet ami anarchiste.

Viendra Miss Night... Forcément... Ni dieu ni maitre, premier coup de poing. Et basta dans la carlingue, à nous driver vers la mer, comme il se doit. L'oppression comme une messe, apprise et oubliée aussitôt. Night and day, indeed sir ! Monsieur Richard n'avait pas de monnaie, le café est resté dans la machine. L'amour fou, elle m'a pris et ne m'a pas rendu. Le chien décollierisé, qui grogne, qui grogne. Paname en générique, matins d'espoir - parfois. Muss es sein, cela devait-il être, cela fut. Merde à Vauban, et à tant d'autres. Faites l'amour et un paquet d'autres chansons très politiques. Les amants tristes, bien vrai hein, "c'est toujours tristes les amants". La solitude sur Radio Libertaire, ce n'est plus vraiment la solitude, parait-il. Words words words disait-il, et nous, on répétait sans faille. Et c'était ça, la méthode...

On pourrait en refiler jusqu'en l'an 10.000 ! On va plutôt se taire, et le laisser nous dire, encore un peu, toujours. Mercredi, cela fera cent ans que vous êtes né, Léo. La Nuit qui vient pourrait être une partie de l'impossible hommage que nous voudrions vous rendre. Merci, Ferré !


Davou, pour Nuit Noire (22 août 2016)