"L'orchestre est un état dans l'état de la musique, mais un état anarchisant, multicolore, dont les sujets sont autant de cailloux jetés sur la gamme de sons connus, depuis l'extrême grave jusqu'à l'extrême aigu, et qui montrent son "chemin de croix" à "petit poucet compositeur". Celui-ci doit veiller très sévèrement à ne point s'écarter de la route, les chemins de traverse étant nombreux et perfides. S'il les emprunte, c'en est fait du retour à la maison... l'orchestre l'a mangé. Il ne lui reste plus qu'à aller se rhabiller pour jouer une autre fable.
L'orchestre, c'est d'abord pour le musicien une grande page blanche avec trente à quarante portées et rien de plus. Dans le silence de sa retraite créatrice, que ce soit dans sa tour d'ivoire ou dans la rue, que peut-il bien entendre, le musicien, dans sa tête ? Des flûtes qui "dentellent", des hautbois transhumants, des clarinettes à couacs, des bassons souffreteux, des cors à biches, des trompettes apocalyptiques, des timbales de requiem, des violons multipliés à l'aigu ou au grave, des alto en clef de sol, des violoncelles orgueilleux ou des contrebasses poussives ? Qu'entend-il dans sa tête, le musicien ? Quelques harmonies, un ou deux souvenirs de bois, de cuivres et de cordes, et beaucoup d'amertume de ne pas posséder dans sa conscience un "pick-up" personnel lui permettant d'écouter son imagination. Le vrai drame du musicien en instance orchestrale, c'est le désert sonique avec ses mirages abominables.
Chez Beethoven, le dramatique l'emporte sur les complications auxquelles nous ont habitués les musiciens modernes. Beethoven écrit dans le muscle de la musique."
Léo Ferré, Emission Musique Byzantine sur Paris-Inter, octobre 1953 - juillet 1954 (émission 23)