Pour Claude Lanzmann

Quand le film Shoah est sorti, j'ai eu l'honneur d'assister à une projection rue Cadet, au Grand-Orient de France. C'était une projection organisée en présence de l'auteur du film, pour un public composé d'anciens déportés, d'anciennes déportées, de membres de leurs familles et de leur entourage.

La tuberculose avec laquelle il était revenu de déportation avait déjà eu raison de mon grand-père. C'est sur l'invitation de Kiwa (Charles) et Esther (Era) B. que ma mère avait été conviée. J'étais encore bien petit mais, pour maman, il était important que je l'accompagne. Je ne savais pas vraiment où j'allais. J'étais surtout très content de rencontrer ce moustachu charismatique qui parlait si bien des voyages, des cultures du monde, de la nature à la télé.

Si je me souviens de ma déception d'enfant en comprenant que Claude Lanzmann n'était pas son frère, Jacques, ce dont je me souviens surtout, c'est des larmes d'Era et, bien plus encore, d'une forme de sérénité sur le visage de Charles à l'issue de la projection, presque souriant. Le contraste avec la tristesse de son épouse tant aimée était saisissant. Avec la douleur du sujet du film aussi - je n'étais pas encore en âge d'être conscient de l'abomination du crime perpétré par les nazis, le génocide des populations juives, la déportation de populations considérées comme dangereuses ou inférieures car différentes, mais le sujet était assez présent à la maison pour que j'aperçoive cette douleur.

Plus tard, en revoyant Shoah, j'ai cru comprendre ce qu'avait probablement ressenti Charles ce jour-là. Il existait dorénavant une oeuvre qui montrerait à demain les horreurs d'hier, qui porterait les témoignages de ceux et celles qui avaient survécu à cette machine de mort - ainsi il ne serait plus possible de nier que cela avait existé -, qui dirait à ceux qui furent responsables qu'ils ne seraient jamais en paix, à ceux et celles qui s'en foutent qu'ils ne peuvent s'en foutre. Il existait dorénavant un film qui serait, en lui-même, porteur d'une part d'Histoire, gardien d'une mémoire, témoignage comme aucun autre de la plus atroce industrialisation de la mort qu'ait pensée l'Homme - l'espoir que plus jamais la bête immonde sorte de sa tanière.

Plus tard encore, j'ai compris que ce ne serait pas si simple... - et si tu suis l'actualité, que d'occasions tu trouveras pour te demander si, bientôt, il y aura encore des lieux pour diffuser Shoah, des yeux pour regarder ce film, des coeurs pour le comprendre.

Il arrive qu'à un crime contre l'humanité réponde une oeuvre qui tiendrait volontiers du bienfait pour l'humanité. Il arrive même que cette oeuvre panse certaines plaies, parmi les plus profondes. Merci monsieur Claude Lanzmann.

Ce soir, j'ai pleuré pour vous, pour ceux et celles qui sont partis, pour ceux et celles qui ne sont pas revenus.

Davou, 6 juillet 2018