C'est pas facile de parler d'une foule. La foule, elle est une entité en elle-même, et puis elle est aussi la somme de chacun et chacune qui la compose, autant d'entités aussi complexes qu'est la foule. Nous sommes un bon nombre à avoir un rapport particulier avec elle - chacun et chacune de nous sans doute. Pour qui elle est un entrain, une énergie, un moteur ; pour qui encore un obstacle, un repoussoir, une oppression. Parce qu'elle nous ramène forcément à notre singularité et nous projette de fait vers l'autre, elle nous conduira à la fraternité ou à l'isolement. Parfois, d'un sentiment à l'autre en instant.
La foule entoure, elle nous dépasse, excitante, effrayante ; mais elle ne prend racine nulle part ailleurs qu'en moi, qu'en elle qui croise mon regard, qu'en lui qui pourrait bien croiser mon poing, en chacun, en chacune. Et elle s'évaporera, comme elle dont je n'aurai croisé que le regard, comme lui qui dont j'ai aussi évité le poing, comme moi, et chacun, chacune - tous ces moi qui m'entourent. La foule - provocation - situation socialement induite, tantôt par une nécessité, tantôt par une volonté. Pour moi, le plus souvent, elle est le métro, de manière plus occasionnelle la manifestation, le concert, plus rarement encore le centre commercial, la gare parisienne.
Il y a quelques jours, concert ! Noel Gallagher concluait la première journée d'un festival organisé par une radio commerciale de la bande FM parisienne. M'évertuant à ne rater aucun de ses passages à Paris, j'étais présent. Et, au vu du contexte, je m'attendais bien à faire foule avec des gens motivés davantage par la gratuité ou par l'inattendu de l'évènement que par la présence de l'ainé des frangins Gallagher. Et s'il n'y a pas eu vraiment de surprise, je dois bien dire que je suis rentré avec, sous le bras, un paradoxe rassurant. Je me retrouvais finalement bien plus dans cette assemblée, plus spontanée, plus jeune, pas forcément très attentive mais portée par de l'envie, que dans le public que nous avions constitué avec tant d'autres, il y a trois mois, lors de la dernière sortie parisienne en date du Mancunien.
Ce soir-là, dans la fosse d'une grande salle parisienne, nous faisions foule autour du même artiste, Noel Gallagher, et lui seul, dans un endroit dédié à la musique, et contre la somme de quarante euros. Venus avec mes envies, croyant venir à la rencontre de gens habités par un sentiment assez proche, je me retrouvais pourtant dans une "foule solitaire", entouré de gens quasi immobiles - pas inertes, puisqu'ils parvenaient à beugler quelques instants à la fin de chaque chanson, pour beaucoup empêchés d'applaudir par une bière - expressifs comme lorsqu'ils passent en caisse dans leur supermarché préféré. Dans un tel contexte, les envies deviennent vite encombrantes.
Laisser l'emporter ce qu'il y a de pré-pubère en moi en chantant avec l'artiste ses chansons, je remisais immédiatement l'idée dans ma case à souvenirs. Remuer un peu sur les moments les plus saturés sans dénoter, compliqué quand on préfère la discrétion. Et puis bien sur, chacun et chacune vit le concert comme il veut, chaque concert se vit de manière différente. Et puisque, comme le chanteur, nous vieillissons, un peu plus de tempérance, admettons. Mais cette passivité ! Un figement à peine troublé par quelques moments de smartphones scintillants, clic-clac pour une image aussi figée que ceux et celles qui la prennent, comme un trophée à accrocher au mur - devant lequel d'autres figés, ailleurs, fileront du like, aussi attentifs qu'un "fan" venu voir Noel Gallagher.
J'étais sorti de là en trimballant cette déception, et en m'interrogeant sur l'impression de l'artiste. Comment vit-il ce décalage, lui, là-haut, qui livre son art, travailleur sans filet, avec l'intensité physique ou mentale que cela implique, devant un public passif, parterre qui réagit à peine, applaudit de manière machinale et pas plus d'une dizaine de secondes à la fin de chaque chanson, qui s'en ira en se demandant s'il en a eu pour son argent ? S'il n'était pas un rockeur qui a connu, avec Oasis, les salles hostiles ou passionnées du Grand Manchester, puis celles, petites et grandes, du monde entier, quelques stades pleins au passage... Que reçoit-il d'une assistance pareille ? Et nous qui sommes réunis par l'un des plus beaux vecteurs, la musique, autour d'un artiste que nous privilégions, qu'échangeons-nous vraiment ? Proches à ce point que nous constituons une foule, tant éloignés que nous n'entonnerons pas plus de deux refrains ensemble.
Et si le spectacle avait eu raison du spectacle ? Placé par l'industrie marchande* devant l'artiste qui, dans l'instant partagé, donne corps à la musique, le spectateur n'est pas là - comme pour lui, l'artiste n'est pas là. Toute la vie se résumant à une représentation factice de la vie, le spectateur ne peut même plus faire appel à ce qu'il y a de mélomane en lui pour s'en échapper. Plutôt que de vivre l'instant, il préfère se le représenter, et se comporte comme dans la représentation qui lui a été faite. Il consomme sa bière. Il agite son téléphone devenu appareil photo vers l'artiste, et, aussitôt l'image du vivant figée dans la représentation, l'appareil photo devenu téléphone, il plaque le vivant dans un instant de représentation (un SMS, une publication sur un réseau social). A mesure qu'avance le capitalisme sont réunies les conditions de l'éloignement de l'individu et du vivant.
[Redevenons sérieux] Ce capitalisme qui avance, il est l'argent qui s'impose sur toute autre notion ou conviction. Aussi, je me garderai bien de faire un éloge de la gratuité concernant le concert de la place de la République. Rien n'est jamais gratuit dans ce système mortifère. De ces deux soirées, un constat s'impose à mes yeux. Quand, autour d'un même artiste, une foule qui n'a pas dépensé le moindre euro vit de manière plus intense (en sourires et conversations nées de l'inattendu, de la surprise ; en plaisir traduit par des chants et déhanchés, même approximatifs ; en joie simple, défaite du convenable) que celle qui en a dépensé quarante par "moi dans la foule" pour vivre le même moment, la critique de la valeur devient nécessaire.
Qu'une barrière et l'espace ainsi libéré aussitôt déborde d'envie. Que toutes les barrières s'ouvrent...
Demain matin !
*ce qui n'est pas le cas du spectateur ou de la spectatrice qui assistait au concert gratuit de la place de la République, organisé lui aussi par les tenants de l'économie marchande, mais ouvert au tout-venant, pour un instant de surprise ou toute une soirée de musique.
DK, Paris, le 6 juillet 2015
La foule entoure, elle nous dépasse, excitante, effrayante ; mais elle ne prend racine nulle part ailleurs qu'en moi, qu'en elle qui croise mon regard, qu'en lui qui pourrait bien croiser mon poing, en chacun, en chacune. Et elle s'évaporera, comme elle dont je n'aurai croisé que le regard, comme lui qui dont j'ai aussi évité le poing, comme moi, et chacun, chacune - tous ces moi qui m'entourent. La foule - provocation - situation socialement induite, tantôt par une nécessité, tantôt par une volonté. Pour moi, le plus souvent, elle est le métro, de manière plus occasionnelle la manifestation, le concert, plus rarement encore le centre commercial, la gare parisienne.
Il y a quelques jours, concert ! Noel Gallagher concluait la première journée d'un festival organisé par une radio commerciale de la bande FM parisienne. M'évertuant à ne rater aucun de ses passages à Paris, j'étais présent. Et, au vu du contexte, je m'attendais bien à faire foule avec des gens motivés davantage par la gratuité ou par l'inattendu de l'évènement que par la présence de l'ainé des frangins Gallagher. Et s'il n'y a pas eu vraiment de surprise, je dois bien dire que je suis rentré avec, sous le bras, un paradoxe rassurant. Je me retrouvais finalement bien plus dans cette assemblée, plus spontanée, plus jeune, pas forcément très attentive mais portée par de l'envie, que dans le public que nous avions constitué avec tant d'autres, il y a trois mois, lors de la dernière sortie parisienne en date du Mancunien.
Ce soir-là, dans la fosse d'une grande salle parisienne, nous faisions foule autour du même artiste, Noel Gallagher, et lui seul, dans un endroit dédié à la musique, et contre la somme de quarante euros. Venus avec mes envies, croyant venir à la rencontre de gens habités par un sentiment assez proche, je me retrouvais pourtant dans une "foule solitaire", entouré de gens quasi immobiles - pas inertes, puisqu'ils parvenaient à beugler quelques instants à la fin de chaque chanson, pour beaucoup empêchés d'applaudir par une bière - expressifs comme lorsqu'ils passent en caisse dans leur supermarché préféré. Dans un tel contexte, les envies deviennent vite encombrantes.
Laisser l'emporter ce qu'il y a de pré-pubère en moi en chantant avec l'artiste ses chansons, je remisais immédiatement l'idée dans ma case à souvenirs. Remuer un peu sur les moments les plus saturés sans dénoter, compliqué quand on préfère la discrétion. Et puis bien sur, chacun et chacune vit le concert comme il veut, chaque concert se vit de manière différente. Et puisque, comme le chanteur, nous vieillissons, un peu plus de tempérance, admettons. Mais cette passivité ! Un figement à peine troublé par quelques moments de smartphones scintillants, clic-clac pour une image aussi figée que ceux et celles qui la prennent, comme un trophée à accrocher au mur - devant lequel d'autres figés, ailleurs, fileront du like, aussi attentifs qu'un "fan" venu voir Noel Gallagher.
J'étais sorti de là en trimballant cette déception, et en m'interrogeant sur l'impression de l'artiste. Comment vit-il ce décalage, lui, là-haut, qui livre son art, travailleur sans filet, avec l'intensité physique ou mentale que cela implique, devant un public passif, parterre qui réagit à peine, applaudit de manière machinale et pas plus d'une dizaine de secondes à la fin de chaque chanson, qui s'en ira en se demandant s'il en a eu pour son argent ? S'il n'était pas un rockeur qui a connu, avec Oasis, les salles hostiles ou passionnées du Grand Manchester, puis celles, petites et grandes, du monde entier, quelques stades pleins au passage... Que reçoit-il d'une assistance pareille ? Et nous qui sommes réunis par l'un des plus beaux vecteurs, la musique, autour d'un artiste que nous privilégions, qu'échangeons-nous vraiment ? Proches à ce point que nous constituons une foule, tant éloignés que nous n'entonnerons pas plus de deux refrains ensemble.
Et si le spectacle avait eu raison du spectacle ? Placé par l'industrie marchande* devant l'artiste qui, dans l'instant partagé, donne corps à la musique, le spectateur n'est pas là - comme pour lui, l'artiste n'est pas là. Toute la vie se résumant à une représentation factice de la vie, le spectateur ne peut même plus faire appel à ce qu'il y a de mélomane en lui pour s'en échapper. Plutôt que de vivre l'instant, il préfère se le représenter, et se comporte comme dans la représentation qui lui a été faite. Il consomme sa bière. Il agite son téléphone devenu appareil photo vers l'artiste, et, aussitôt l'image du vivant figée dans la représentation, l'appareil photo devenu téléphone, il plaque le vivant dans un instant de représentation (un SMS, une publication sur un réseau social). A mesure qu'avance le capitalisme sont réunies les conditions de l'éloignement de l'individu et du vivant.
[Redevenons sérieux] Ce capitalisme qui avance, il est l'argent qui s'impose sur toute autre notion ou conviction. Aussi, je me garderai bien de faire un éloge de la gratuité concernant le concert de la place de la République. Rien n'est jamais gratuit dans ce système mortifère. De ces deux soirées, un constat s'impose à mes yeux. Quand, autour d'un même artiste, une foule qui n'a pas dépensé le moindre euro vit de manière plus intense (en sourires et conversations nées de l'inattendu, de la surprise ; en plaisir traduit par des chants et déhanchés, même approximatifs ; en joie simple, défaite du convenable) que celle qui en a dépensé quarante par "moi dans la foule" pour vivre le même moment, la critique de la valeur devient nécessaire.
Qu'une barrière et l'espace ainsi libéré aussitôt déborde d'envie. Que toutes les barrières s'ouvrent...
Demain matin !
*ce qui n'est pas le cas du spectateur ou de la spectatrice qui assistait au concert gratuit de la place de la République, organisé lui aussi par les tenants de l'économie marchande, mais ouvert au tout-venant, pour un instant de surprise ou toute une soirée de musique.
DK, Paris, le 6 juillet 2015